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Aube Séverine est venue à la Bi’Causerie du 12 mars 2018 nous présenter son travail universitaire sur la biphobie.
Pour prolonger la rencontre, elle nous autorise à publier son article sur la biphobie envers les femmes bisexuelles quelle a écrit pour Jeanne Magazine de novembre 2017 n°46.
La biphobie envers les femmes bisexuelles
Article issu d’un mémoire de Master 2 en sociologie du genre et de la sexualité, rédigé sous la direction de Mathieu Trachman à l’EHESS, soutenu en juin 2017 et actualisé en juin 2022, sous le titre : « Stigmatisation envers les femmes bisexuelles : la biphobie ».
L’objectif de cette recherche est de montrer, à travers des entretiens sociologiques de femmes bisexuelles fréquentant les associations LGBTQIA+ et ayant vécu des épisodes de rejet à cause de leur sexualité, que la bisexualité, bien que répandue, est encore peu visible et mal comprise. De fait, elle est stigmatisée à la fois au regard de la domination hétérosexiste et d’une homosexualité qui peut être normative : la biphobie n’est donc pas réductible à l’homophobie. Elle se caractérise par la négation de la bisexualité comme orientation sexuelle véritable, parce que celle-ci contredit la vision binaire des sexualités. L’érotisme bi dérange aussi vis-à-vis du modèle de l’exclusivité sexuelle et sentimentale qui prévaut dans notre société. Les femmes bisexuelles sont également aux prises avec des stéréotypes genrés.
Avant d’aborder la biphobie, développons le concept de bisexualité. Le Robert dico en ligne 2022 définit la « Bisexualité » comme le « Fait d’être bisexuel » et le ou la « Bisexuel, elle » comme quelqu’un-e « Qui est attiré sexuellement par des personnes de son sexe et des personnes de sexe différent ». Cette définition n’est pas assez complète. De plus, différentes acceptions de la bisexualité se distinguent selon les domaines d’étude : bisexualité psychique pour la psychanalyse, bisexualité sociale pour la sociologie.
La bisexualité présente une grande diversité de facettes. Elle se caractérise par un intérêt sexuel pour deux genres ou plus, avec des préférences potentielles pour les hommes ou pour les femmes ou pas, avec des variations temporelles ou pas. L’échelle du biologiste Alfred Kinsey décline la sexualité humaine le long d’un continuum de 0 à 6, de l’hétérosexualité exclusive jusqu’à l’homosexualité exclusive, la bisexualité se trouvant répartie sur toutes les zones intermédiaires. La position 3 correspond aux individus appréciant autant un sexe / genre que l’autre. Si Lune « aime autant les deux », Léna « ne sait pas si [elle] a une préférence pour les filles ou les gars » ; quant à Roxane « c’est par périodes : il y a des périodes où [elle] va plus pencher vers le masculin ou le féminin ».
La sexualité bie s’identifie en fonction de la pratique, de l’attirance ou de l’identification, trois critères parfois superposés, parfois dissociés, dans les parcours personnels des bisexuel-le-s. Lequel retenir en définitive ? Il peut être difficile d’y répondre d’emblée. Les bisexuel-le-s identitaires priorisent le dernier, celui de l’identité : est bisexuel-le celui ou celle qui revendique l’être. Mais plus encore que l’homosexualité, la bisexualité présente une instabilité définitionnelle : par conséquent, il se pourrait qu’il n’y ait pas une, mais plusieurs acceptions possibles. Car cette sexualité peut s’ancrer dans de multiples possibilités relationnelles : bisexualité en couple de sexe / genre différent, bisexualité en couple de même sexe / genre, dans l’abstinence, en multipartenariat, dans l’échangisme, etc. La vie sexuelle et sentimentale des bisexuel-le-s est marquée par une extrême variabilité d’un individu à l’autre.
La bisexualité peut être élargie à toutes les sexualités prises entre l’hétérosexualité et l’homosexualité : la pansexualité (attirance envers des personnes indépendamment de leur sexe ou de leur genre), l’omnisexualité (attirance envers des personnes de tous les sexes et de tous les genres), l’identité queer (regroupant toutes les sexualités non straight). Elles participent toutes de la diversité sexuelle. Mais comme le dit si bien Léna, « C’est plus simple de se dire bi ! » La vision binaire opposant les catégories « homme » et « femme », « masculin » et « féminin », « hétérosexuel » et « homosexuel » est dépassée : l’existence de la bisexualité et de la transidentité en est la preuve.
Quant aux chiffres de la bisexualité, ils sont l’objet de divagations. Certains disent que les bisexuel-le-s ça n’existe pas, tandis que d’autres soutiennent que nous serions toutes et tous peu ou prou bisexuel-le-s… Le nombre de bi-e-s dépend des critères utilisés pour le calculer, et les résultats peuvent être très différents. Des informations précises sur l’homo-bisexualité sont tirées de la grande enquête quantitative en population générale, publiée en 2008 sous le titre Enquête sur la sexualité en France, sous la direction des sociologues Nathalie Bajos et Michel Bozon. Le premier indicateur est celui de la pratique : 4 % des femmes et 4,1 % des hommes ont déclaré avoir eu des rapports sexuels avec un partenaire du même sexe. Le second indicateur est l’attirance : au total, 6,2 % des femmes (dont 9,4 % dans la tranche 25-34 ans, indice le plus élevé recueilli) et 3,9 % des hommes ont reconnu être attirés par le même sexe. Le troisième indicateur est celui de l’identification : 0,5 % des femmes et 1,1 % des hommes se définissent comme homosexuel-le-s, tandis que 0,8 % des femmes et 1,1 % des hommes se disent bisexuel-le-s. Ce sont des données à minima, car l’homo-bisexualité reste une expérience réprouvée, pas toujours déclarée. A l’avenir, la situation pourrait évoluer vers un accroissement des chiffres de la bisexualité… Les femmes sont réputées être davantage bisexuelles que les hommes, mais c’est erroné : la raison de la plus grande visibilité de la bisexualité féminine par rapport à la masculine est que les tabous portant sur l’homo-bisexualité sont plus sévères vis-à-vis des hommes que des femmes.
Venons-en à la biphobie. Les associations de bisexuel-le-s et de lutte contre les discriminations à caractère sexuel ont formé ce néologisme, pas encore consacré par le dictionnaire. Puisque le mot « biphobie » dérive, tout comme « lesbophobie », d’« homophobie », la biphobie peut être appréhendée comme une attitude d’hostilité, de discrimination envers les bisexuel-le-s, la bisexualité.
Si le mot est neuf, la réalité de la biphobie l’est beaucoup moins. Dans ses manifestations, elle recoupe l’homophobie, sans être identique ou superposable à la gayphobie ou à la lesbophobie. La sociologue Catherine Deschamps, auteure de l’ouvrage Le Miroir bisexuel et de l’article « Biphobie » du Dictionnaire de l’homophobie, dévoile les points de concordance et de divergence entre l’homophobie et la biphobie : « Si la biphobie s’explique par un substrat commun à l’homophobie et à la hiérarchisation entre les sexes et les genres, elle s’appréhende aussi au travers de modalités de rejet qui lui sont propres. » Le caractère principal de la biphobie est qu’elle est multiforme.
La bisexualité souffre du rejet d’hétérosexuel-le-s, pour sa composante homosexuelle, et également du rejet d’homosexuel-le-s, pour sa composante hétérosexuelle. Les causes de l’homophobie sont bien connues. Dans un sens psychologique, elle est une exécration irrationnelle envers les gays et les lesbiennes ; dans un sens social, elle apparaît comme le reflet d’une masculinité agressive et sexiste, elle se pose comme la gardienne de la différenciation inégalitaire entre les genres, elle trouve une origine dans la croyance en une décadence psychique et sociale, ou bien elle est le fruit de l’homophobie intériorisée des homophobes. Amanda remarque amère : « En couple avec une femme, on risque exactement les mêmes réactions de rejet que les lesbiennes. Il n’y a aucune différence ! »
Ce qui est moins évident est la biphobie de la part de personnes LGBT. Même s’ils et elles souffrent d’un manque de reconnaissance en raison de leur orientation ou de leur identité sexuelle, les homosexuel-le-s sont susceptibles de témoigner de l’intolérance envers d’autres minorités sexuelles. Ce que reprochent les homosexuel-le-s aux bisexuel-le-s, ce serait d’être des « planqués », complices du système hétérosexiste (système de hiérarchie des sexes, des genres et des sexualités) et traîtres à la cause homosexuelle. Dans le cadre des luttes féministes, des lesbiennes radicales ont accusé hétérosexuelles et bisexuelles d’être des « collaboratrices » au service des hommes. Roxane en a fait le triste constat : « Sur Internet, j’ai lu plein de témoignages de personnes bies qui ont vécu beaucoup de rejet dans la communauté gay et lesbienne. Là tout y passe : traîtres à la cause, on n’est pas des gens en qui on peut avoir confiance… ». Pourtant, si certains bisexuel-le-s vivent cachés en couple hétérosexuel, d’autres vivent au grand jour en duo homosexuel. Et nombre de bi-e-s se battent aux côtés de gays et de lesbiennes pour la conquête de l’égalité des droits.
Quant à ces modalités propres à la biphobie, elles sont variées. Le déni de l’existence de la bisexualité en est un élément essentiel, avec comme corollaire son caractère supposé non permanent, transitoire. Les stéréotypes de l’homosexualité refoulée, ou au contraire, de l’errance de jeunesse et de l’effet de mode, montrent que cette sexualité double n’est pas prise au sérieux. Ces représentations sont démenties par l’expérience de celles et ceux pour qui la sexualité bie, c’est pour la vie. La bisexualité est bel et bien une orientation sexuelle comme une autre, aussi légitime que l’homosexualité ou l’hétérosexualité. Quand Mandala s’est entendue dire, dans le milieu, à propos de sa bisexualité, qu’elle n’avait pas fini sa transformation, qu’elle était « la chrysalide pas encore devenue papillon », ça lui a fait mal !
Les soupçons d’instabilité émotionnelle, d’infidélité sexuelle, ou d’hypersexualité, au regard de la norme de l’exclusivité sexuelle et sentimentale, sont une autre caractéristique fondamentale de la biphobie. Certains bisexuel-le-s sont infidèles comme peuvent l’être hétérosexuel-le-s et homosexuel-le-s, mais c’est loin d’être une généralité ; d’autres pratiquent des formes innovantes de liberté sexuelle contractuelle (couple libre ou ouvert, bigamie, triolisme, échangisme, etc.) ; tandis que d’autres sont fidèles et même dès fois victimes d’adultère de la part de leurs partenaires. Alice est fière d’affirmer : « Je n’ai jamais été infidèle. Comme tout le monde, j’ai pu avoir des désirs hors du couple, mais je ne l’ai pas concrétisé. » De ce fait, l’éviction quasi systématique des bi-e-s lors des rencontres amoureuses reste une injustice. Le choix imposé aux personnes bisexuelles entre les deux monosexualités (sexualités orientées vers un seul des sexes / genres), choix qu’elles ne peuvent et ne veulent pas faire, est vécu par elles comme une violence. Laurence, bisexuelle polyamoureuse, se souvient de son fils en train de lui répéter : « Maman tu ne peux pas te marier avec un homme et une femme. Tu dois choisir ! »
Dans la mesure où il n’y a aucun profil-type de bi, toute généralisation sur les bisexuel-le-s est nécessairement abusive. Au-delà des manifestations d’hostilité, les personnes bisexuelles subissent l’ignorance liée à un manque de visibilité : par défaut, les bisexuel-le-s en couple de même genre passent pour homos et ceux en couple de genre différent passent pour hétéros. Pour de nombreuses enquêtées, la situation est sans appel : « Les bi-e-s sont invisibilisé-e-s ». La sortie du placard bi est rendue d’autant plus nécessaire.
Les femmes bisexuelles, elles, sont confrontées à un mélange de sexisme et d’homophobie, de même que les lesbiennes, souvent lié au fantasme masculin des femmes ensemble. Mais à la différence de celles-ci, les bisexuelles ne sont pas associées à la sous-sexualité, mais à l’hypersexualité, aux « soirées sexe », et aux « plans à trois ». Pour Marianne, c’est clair, elle l’a constaté, « Les mecs hétéros, c’est du genre : ‘’Ah trop cool, on va faire un plan à trois’’ ! » Leur sexualité est perçue comme une forme de disponibilité au profit des hommes. Or ce n’est pas ainsi que les femmes bies conçoivent leur intimité.
En France, depuis la création de la première association bisexuelle Bi’Cause en 1997, des évolutions se font jour en faveur de l’image de la bisexualité. D’une part, on note une meilleure reconnaissance de l’homo-bisexualité de la part des institutions et d’un large pan de la population, grâce aux lois successives sur le PACS en 1999, sur la pénalisation de l’homophobie en 2004, sur le mariage et l’adoption pour les couples de même sexe en 2013 et sur la PMA pour toutes en 2021. Ces lois concernent autant les bisexuel-le-s que les homosexuel-le-s. D’autre part, au sein des structures Lesbienne, Gay, Bi, Trans on remarque un désir d’unité et de solidarité entre les différentes minorités sexuelles, avec la création de l’Inter-LGBT en 1999, fédérant toutes les associations. Les gays en premier lieu et les lesbiennes en second lieu continuent à dominer la communauté, tandis que les personnes bisexuelles et transgenres sont longtemps restées sous-représentées et / ou stigmatisées. Le militantisme bisexuel est plus récent et plus parcellaire que son modèle homosexuel. Mais la volonté de donner un statut d’égalité aux différentes lettres de l’acronyme L-G-B-T, sigle enrichi par l’ajout de QIA+ (Q pour Queer, I pour Intersexe et A pour Asexuel-le), de même que la volonté de militer en direction des bisexuel-le-s et des autres grands oubliés, pourrait faire évoluer les mentalités et aboutir à la consécration de la diversité sexuelle. Et avec Georgette, nous clamons : « La révolution viendra pour les gens qui sont bis ! »
Une suite a été écrite après, avec des témoignages. C’est à lire à la page Des parcours de femmes bisexuelles