Des parcours de femmes bisexuelles

2019 sur drapeau bi et pan

Cet article est la suite de celui « La biphobie envers les femmes bisexuelles« .

Dans la suite de ces travaux universitaires Aube Séverine nous autorise à publier la suite de ces études lors de son mémoire de sociologie de Master 2.
Cet article a été publié par Jeanne Magazine en 2 fois, en juillet et août 2019 dans les numéros 65 et 66.

Ce nouvel article aborde la bisexualité et la biphobie sous l’angle des récits de vie des enquêtées, tandis que le précédant est davantage focalisé sur l’explication de ce qu’est la biphobie.

Cette version en ligne est la version actualisée en juin 2022.

Des parcours de femmes bisexuelles :

Article issu d’un mémoire de Master 2 en sociologie du genre et de la sexualité, rédigé sous la direction de Mathieu Trachman à l’EHESS, soutenu en juin 2017 et actualisé en juin 2022, sous le titre : « Stigmatisation envers les femmes bisexuelles : la biphobie ».

Dans ce texte, sont présentés les parcours de vie de 14 femmes qui s’auto-identifient comme bisexuelles, militantes ou participantes dans des associations LGBTQIA+ et ayant vécu des épisodes de biphobie. La bisexualité, bien que répandue, est encore assez invisible et incomprise. Ces femmes ont pour la plupart eu des expériences sexuelles et amoureuses riches et diversifiées, mais confrontées à des personnes hétérosexuelles dans le cadre de l’hétérocentrisme de notre société, et aussi homosexuelles parfois peu compréhensives et normatives, elles ont été mises à l’épreuve du doute vis-à-vis de leur orientation sexuelle, ou bien ont subi du rejet et du mépris. Qu’elles soient monogames ou non, elles paraissent dissidentes au regard de l’obligation à la fidélité sexuelle et sentimentale que le sens commun croit incompatible avec la bisexualité. Comme toutes les autres femmes, les bisexuelles sont confrontées à des représentations sexistes.

Les parcours socio-sexuels de ces femmes bisexuelles âgées de 20 à 62 ans sont extrêmement variés, de même que leur manière de concevoir leur bisexualité : en célibat ou en couple, dans des situations parentales ou pas, avec des trajectoires plutôt hétérosexuelles ou plutôt homosexuelles ou bien équilibrant les deux, suivant les codes de l’exclusivité sexuelle et sentimentale ou pas. Leurs points communs sont, outre leur origine européenne (sauf trois cas), leur milieu socio-culturel moyen ou élevé, souvent corollaire d’un bon niveau d‘études.

1 Différentes femmes entre sexe et genre :

Derrière le mot « femme », se dégagent plusieurs réalités quant au sexe et au genre des enquêtées. J’ai refusé l’approche binaire réductrice où sexe biologique et genre psycho-social devraient obligatoirement coïncider. Dans mon panel, douze des personnes sont de sexe femelle, onze d’entre elles sont des femmes cisgenres, qui se disent en majorité « féminines » sauf une petite minorité « androgynes » ; et une, Marianne, se définit comme non binaire, non femme. Deux autres, Camille et Yel, sont nés mâles, mais revendiquent un genre, ni femme ni homme ou les deux à la fois, non correspondant à leur assignation sexuelle à la naissance. Aucune des trois personnes ayant un genre fluide / neutre n’est engagée dans une voie de transition trans.

2 De la découverte à la définition de la bisexualité :

Le mot « bisexualité », soit sexualité orientée vers deux sexes / genres ou plus, n’est pas tout de suite allé de soi dans l’histoire des enquêtées. Certaines ont témoigné de l’ignorance de ce terme qui les a empêchées de définir leur sexualité. En général, ce sont les premiers sentiments amoureux ou bien les premières attirances ou expériences sexuelles avec une partenaire femme qui déclenchent des questionnements sur son orientation. On finit par se demander si on ne serait pas un peu bisexuelle… Bisexuelle, et non lesbienne, puisque les émotions saphiques vont ici de pair avec des relations intimes satisfaites avec les hommes. De là à ce qu’on arbore sa bisexualité comme un étendard, il s’écoule parfois un temps très long.

Voici l’expérience d’Inès, la plus âgée du groupe, qui a développé durant sa jeunesse de grandes amitiés romantiques et platoniques avec des amies : c’était en fait de l’amour, me confie-t-elle. Ce n’est que plusieurs décennies après qu’elle s’est définie comme bisexuelle : « J’ai toujours été bie, mais je ne l’avais pas compris ». Amanda a mis quelques années à se rendre compte que la fascination puissante et étrange qu’elle éprouvait pour une camarade de fac était le signe qu’elle était bisexuelle. Avant, elle ne définissait pas son orientation sexuelle : « J’étais juste une fille qui allait avec des mecs, comme le font les autres. ». Quant à Laurence, c’est son double coup de foudre bi à 18 ans qui l’a mise sur la bonne piste, mais c’est sa double aventure avec une femme puis avec un homme à 35 ans qui lui a permis de confirmer sa bisexualité. Là, sans sentiments ni pour l’un ni pour l’autre, elle a voulu la « tester empiriquement », comme elle dit, et elle a apprécié autant l’expérience sexuelle avec les deux. Avoir plus tôt connaissance de l’identité bie aurait simplifié sa vie ; c’est pourquoi elle a longtemps maudit ses attirances bisexuelles qui compliquaient les choses : « J’en ai trop pleuré ». A présent, elle affirme fièrement : « On ne m’enlèvera pas cette liberté d’être qui je suis. »

Toutefois, avoir conscience qu’on peut aimer les femmes (du moins une femme), a pu amener certaines à se tromper d’orientation sexuelle, à se dire hétéro malgré tout ou alors homo, avant de réaliser qu’elles étaient bisexuelles. Alice, qui sortait avec sa meilleure amie au lycée, a pris cette situation pour une exception dans son hétérosexualité, au début, car comprendre qu’on avait le droit d’être différent a été plus laborieux pour elle que pour sa petite amie lesbienne, du fait qu’elle avait une sexualité double, une identité moins connue. Et puis elle s’est révélée bie : « Je ne peux pas être non hétéro et non lesbienne ! » C’est aussi le cas de Dany qui a alterné plusieurs fois relations avec des hommes où elle se définissait comme hétéro, et relations avec des femmes où elle se définissait comme homo, avant de cesser de jongler et de se dire tout simplement qu’elle était bie, ce qui lui permettait d’intégrer les deux sexes / genres.

Mandala, elle, a été troublée par une femme dans son milieu professionnel à l’âge de 30 ans, et après avoir consulté Internet et tapé le mot « bisexualité », elle a très vite contacté l’association Bi’Cause. Ainsi, des enquêtées assez jeunes et militantes, comme Roxane et ses 20 ans, Marianne et ses 22 ans, ont pu plus rapidement et facilement se définir comme bies (mais pas toujours dans l’immédiat), les représentations sociales modernes aidant. Roxane : « Je suis tombée amoureuse d’une fille, et là je me suis vraiment dit : ‘’je suis bisexuelle’’. Je ne me suis pas dit : ‘’je suis lesbienne’’. Je me suis dit : ‘’je suis bisexuelle’’ et j’avais raison. » Marianne : « C’est vers 18 ans que j’ai pris conscience que c’était quelque chose qui existait. Que c’était une orientation sexuelle valide. Du coup, c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à m’approprier ce mot. »

Nous pouvons à présent donner une définition souple et large de la bisexualité qui est le fait d’être attiré sentimentalement et / ou sexuellement par deux sexes et deux genres, ou par plus d’un sexe et d’un genre. Cela implique de ressentir du désir charnel et / ou d’avoir des rapports sexuels, avec des préférences genrées ou pas, avec des variations temporelles ou pas. Au-delà d’une bisexualité stricto sensu, perçue comme binaire, qui est l’attrait pour les personnes de deux sexes / genres (bi signifie deux en latin), les enquêtées ont fait émerger le concept de pansexualité, qui est l’attirance pour des personnes sans considération de leur sexe et de leur genre et qui peut désigner aussi l’attirance pour les personnes de tout sexe / genre (pan signifie tous en grec). Si Georgette explique être bie et non pan parce qu’elle est tentée par les femmes et les hommes cisgenres, d’autres sont attiré-e-s aussi par les personnes transgenres et non binaires comme Lune : « S’il faut choisir une case, je dirais que je me définis comme pansexuelle ». Amanda va même jusqu’à se dire « omnisexuelle », c’est-à-dire qu’elle peut aimer tous les humains adultes. Mais pour beaucoup, comme Léna ou Marianne, le terme « bi » est un peu plus médiatisé, moins invisibilisé et politique. C’est pourquoi elles préfèrent l’utiliser plutôt que « pan ».

3 Des trajectoires et des préférences diverses :

Une diversité sexuelle est présente, chez les enquêtées, à travers leur préférence quant au sexe ou au genre de leur partenaire. Certaines disent préférer les hommes (bisexualité qui va vers l’hétérosexualité), d’autres les femmes (bisexualité qui va vers l’homosexualité), mais la plupart considèrent aimer autant les deux (bisexualité équilibrée à l’indice médian sur l’échelle de Kinsey), ce que confirment ces témoignages : Lune « J’aime autant les deux » ; Roxane : « Mon attirance est genrée, mais ça ne veut pas dire que j’ai une préférence. Ça peut être par périodes. Il y a des périodes où je vais plus pencher vers le masculin ou le féminin ». D’autres restent en retrait, comme Léna, qui dit ne pas savoir. D’autres enquêtées expriment une préférence différenciée selon les critères de la sentimentalité ou de la sexualité : par exemple Amanda aime autant les deux sexuellement, mais préfère les femmes sentimentalement : « J’ai bien aimé avoir des petits amis. Cependant je préfère passer ma vie avec une femme. Mais j’apprécie la sexualité autant avec les deux, bien que ce soit très différent. » Pour Marianne c’est l’inverse : « Je pense tomber amoureuse de la même manière des hommes et des femmes. Globalement au niveau sentimental, je ne fais pas trop de différence. Après je sais qu’au niveau sexuel, quand il n’y a pas de sentiments, je préfère les hommes. »

Il est intéressant de mettre en relation les préférences exprimées quant au sexe / genre des partenaires avec l’ensemble de la trajectoire amoureuse et sexuelle des enquêtées, et notamment leur situation conjugale au moment de l’interview. Six enquêtées, la majorité, étaient en couple avec un homme, trois avec une femme et trois étaient célibataires. Cela ne reflète pas nécessairement une préférence pour le mâle, mais le hasard des rencontres. Le fait qu’il y ait une majorité d’hétérosexuel-le-s dans notre société facilite leur mise en couple avec l’autre sexe / genre, tandis que la rencontre avec le même, avec d’autres bisexuelles ou des lesbiennes, passe souvent par la fréquentation des lieux communautaires LGBTQIA+, sauf exception.

La logique voudrait que les enquêtées qui préfèrent les hommes soient avec le genre masculin et que celles qui préfèrent les femmes aillent avec le genre féminin. Par exemple, Inès a eu de longues histoires avec des hommes, dont trois mariages, qui se sont tous terminés. Sa trajectoire amoureuse, et la personne avec qui elle est unie actuellement dans un couple non cohabitant, un homme hétérosexuel, correspond à sa préférence pour les hommes, avec qui elle se sent plus à l’aise. « Avec les femmes pour moi c’est compliqué. […] Les liens affectifs ne sont pas évidents. L’affection d’une femme pour moi, j’ai du mal à l’accepter. » Elle s’est même demandé si elle était une vraie bie et pas une hétéro libertine qui a pris du plaisir avec d’autres femmes : mais maintenant, elle en est sûre, c’est oui !

Or son cas de figure n’est pas systématique. Plusieurs enquêtées ont dit préférer, durant cette période de leur vie, les personnes du genre opposé à celui de leur partenaire, suivant l’adage comme quoi on aime plus ce que l’on n’a pas, soulevant la question du manque. Géraldine, 50 ans, a eu de longues relations avec des femmes rencontrées en dehors du milieu LGBT (des « hétérosexuelles » comme elle les appelle), et peu avec les hommes, ce qui ne l’empêche pas de dire qu’aujourd’hui elle est plus tournée vers l’hétérosexualité que vers l’homosexualité, à la recherche d’une grande histoire d’amour avec un homme. C’était plus facile pour elle d’aller vers les femmes que vers les hommes qui l’intimidaient. « Pour moi [les femmes] c’était de la douceur, de l’harmonie, de l’épanouissement, de l’accomplissement. Il y a des mots comme ça, sexuel, charnel, intellectuel, que je n’ai pas encore découvert chez un homme ; je ne dis pas qu’il n’y a pas ça chez un homme, mais je ne l’ai pas encore découvert. » Et elle espère le découvrir ! Georgette, 27 ans, illustre l’exemple d’une préférence inversée à sa trajectoire amoureuse. Mariée avec un homme hétérosexuel, elle n’a jamais eu de vraies relations amoureuses avec des femmes, mais des relations sexuelles ou des amitiés amoureuses adolescentes. Elle est bie, mais elle me confie être moins intéressée par les hommes au moment de l’enquête, son mari mis à part : les garçons l’agacent, et les filles lui paraissent plus crédibles, plus complices ; elles sont sœurs de féminisme. Son époux lui permet d’avoir des aventures avec son propre sexe et elle en profite. « Je suis en train de chercher à m’épanouir dans le côté de ma vie qui était très peu exploité. Et j’ai la chance de le faire tout en étant en couple. » Si elle n’était pas avec son mari, elle se mettrait en couple avec une autre dame.

J’ai interrogé les enquêtées sur leur préférence quant à l’orientation sexuelle de leurs conjoint-e-s. Une partie des personnes interrogées ne favorise pas une orientation plutôt qu’une autre. Ce qui compte est d’être respecté, d’être accepté dans sa sexualité, et de ne pas être confronté à des partenaires potentiels biphobes. Ainsi l’exemple de Dany « L’orientation sexuelle de mes partenaires m’est indifférente » ou d’Alice, pour qui c’est « au feeling ». Lune, 37 ans, commence par avancer qu’« A priori, l’orientation sexuelle de mes partenaires m’est indifférente à condition qu’il/elle respecte la mienne », avant d’ajouter : « Pourtant, il est indéniable que si on est avec un-e bisexuel-le, comme il y a une sorte d’entente tacite entre nous, on s’entend mieux. Il y a plus de choses à explorer, à partager, à discuter. » Il y aurait une plus grande compréhension et une plus grande complicité entre personnes d’une même orientation sexuelle. Pour une partie des enquêtées, donc, partager sa vie avec un-e autre bisexuel-le représente bel et bien un idéal. Dans le cas de Marianne, qui préfère « carrément » aller vers d’autres bi-e-s, derrière le rêve, est quand même prégnante la crainte du rejet des personnes non bisexuelles : « Disons que c’est difficile de dire ma bisexualité, et d’être acceptée en tant que bisexuelle par une personne qui ne vit pas de la manière que moi et qui ne comprend pas ce que je vis. Et du coup c’est tellement plus facile d’être avec une personne bie ou pan, qui ne va pas remettre en cause mon identité. » Certains témoignages nous incitent cependant à nous méfier de l’idéalisation des relations entre bisexuel-le-s. Ici l’expérience d’Inès qui a eu un compagnon bisexuel : ils étaient tous deux persuadés que ça allait mieux marcher parce qu’ils étaient bi-e-s : et bien non ! Sur l’ensemble des partenaires des enquêtées, la diversité est grande quant à leur orientation sexuelle : toutes les catégories sont représentées.

4 De la fidélité au polyamour : des pratiques très diversifiées :

Pour le commun des mortels, bisexualité et fidélité sont antithétiques. La bisexualité et la pansexualité entreraient ainsi par nature en conflit avec une norme sexuelle encore prédominante, du moins chez les hétérosexuel-le-s et les lesbiennes (pas vraiment chez les gays) : l’exclusivité sexuelle et sentimentale. C’est pourquoi autant de bisexuel-le-s sont rejetés lors des rencontres par de potentiels partenaires (une personne sur cinq les exclut d’office) et pourquoi ils sont aussi sujets à la jalousie de leurs compagnes et compagnons. Pourtant, une partie des bisexuel-le-s recherche ou du moins se contente de la monogamie, et sait rester fidèle, que ce soit toute la vie ou à certaines périodes. C’est le cas d’Alice, qui me révèle n’avoir jamais été infidèle ; même si elle a pu avoir des désirs hors du couple, elle n’est pas passée à l’acte : « La fidélité a été un choix de ma part qui m’a plu » ; « Je n’en ai pas souffert ». D’autres enquêtées ont vécu des épisodes de leur vie dans l’exclusivité. Amanda a été avec des hommes dans plusieurs relations exclusives et dans une relation libre. « Quand le contrat c’était la fidélité, je l’ai respecté. Quand le contrat ça a été la liberté, je l’ai respecté aussi ». Après avoir connu une période libertine, elle est actuellement en couple avec une femme et fidèle : « J’ai eu envie de me poser, de mener une vie moins survoltée et de me concentrer sur une seule personne ». Elle pense que ce mode de fonctionnement pourra lui convenir plusieurs longues années, mais sans doute pas toute la vie. Quoique ? Deux enquêtées non seulement n’ont jamais été infidèles, mais de surcroît ont été victimes de l’infidélité de leur conjointe ou conjoint. Ainsi Marianne, ou ici Roxane : « Quand les gens disent : ‘’ah mais ton copain n’a pas peur que tu le trompes’’, je dis :‘’mais moi le dernier c’est lui qui m’a trompé’’. […] C’est pour ça que ça m’énerve. Les homos et les hétéros trompent beaucoup, tout le monde le sait. »

De toutes les enquêtées, une minorité ont déjà été infidèles, pas toujours à leurs propres yeux, mais à ceux de ses partenaires. En effet nous n’avons pas tous la même représentation de ce qu’est être infidèle. Les femmes bies pensent que la fidélité n’est pas et ne doit pas être quelque chose qu’on impose, mais que l’on choisit.Ainsi Inès qui me rétorque que si elle a envie d’être fidèle, elle l’est, et si elle n’en a pas envie, elle ne l’est pas…On observe chez une partie des personnes interrogées qui ont eu des écarts à leur actif soit une culpabilisation par rapport à l’infidélité, soit une dédramatisation de celle-ci, soit une distanciation catégorique de ce qui est vécu comme une obligation à la fidélité. Georgette a déjà été infidèle envers son mari, en couchant avec un autre homme. Il ne le sait pas, elle ne le lui a jamais dit et elle ne veut pas qu’il le sache. Elle apparaît honteuse de ce qu’elle considère comme une erreur : « Mais je ne sais pas s’il l’a ressenti, parce que j’étais très mal après. J’étais vraiment très très mal. Je ne savais pas quoi faire. » Lune explique avoir cru être toujours fidèle à sa compagne, avec qui elle est en couple depuis presque dix ans. « Mais contre toute attente, lors de mon séjour ici et pour la première fois dans ma vie, j’ai rencontré un bisexuel qui m’a fait tourner la tête. Il m’a attirée sexuellement au début, puis sentimentalement et intellectuellement. […] J’ai le sentiment que je vis dans deux temps à la fois. […] Mais cela m’est tombée dessus. Quoi qu’il en soit, je chéris les moments avec lui, et cette rencontre fait partie de mes plus beaux souvenirs. » Ainsi elle reconnaît avoir été infidèle, mais ne regrette rien. Quant à Laurence, elle se détache avec virulence de cette norme sexuelle qui ne lui correspond pas : « Je ne me suis jamais sentie infidèle, je m’en suis dégagée avant même toute relation avec une femme, en demandant à l’époque à mon mari s’il se sentirait trompé si j’avais une relation avec une femme. Au moins les choses étaient claires. Cette notion de culpabilité m’est étrangère. […] On m’a déjà demandé de choisir, on m’a menacé de me quitter si j’allais de l’autre côté. Maintenant ce n’est plus négociable : celui qui me dit ‘’choisis’’ c’est celui qui sort de ma vie et c’est sans appel. Il y en a assez de la tyrannie ! »

Cela nous amène à envisager les relations à la fois non monogames et non infidèles contractées par les femmes bisexuelles, c’est-à-dire des relations sexuelles et / ou amoureuses extérieures au couple mais connues et acceptées par le partenaire principal. Ce n’est pas de l’infidélité mais de la liberté sexuelle. Pas de tromperie, pas d’hypocrisie sont les maîtres mots ! Une majorité des femmes interrogées accréditent le modèle du couple semi-libre ou semi-ouvert, c’est-à-dire lorsqu’elles s’autorisent et sont autorisées à flirter avec des femmes mais pas d’autres hommes, quand elles sont dans une relation principale avec un homme, pour trouver juste ce qui leur manque dans le couple. Dans le cas de Dany, « J’ai été en relation d’exclusivité avec tous mes partenaires, ce qui à la fin était frustrant pour moi (je me sentais comme si je reniais une partie de moi). » Depuis,elle a trouvé cette solution à l’amiable avec son mari hétérosexuel, solution qui la satisfait. Léna va dans le même sens, mais avec un homme bisexuel et non hétérosexuel, où la situation serait réciproque : ce serait pour elle l’idéal. Elle n’irait qu’avec d’autres filles et lui qu’avec d’autres garçons. « La fidélité pour moi, c’est si mon copain me trompe avec un garçon c’est pas de l’infidélité, mais avec une fille oui. Là, je le vivrais très mal. »

Les relations sexuelles à plusieurs, en trio avec son partenaire principal masculin et une autre femme, ou dans l’échangisme, peuvent être une occasion pour satisfaire ses fantasmes saphiques. Plusieurs se sont adonnées avec plaisir au triolisme mais elles ne manquent pas de prévenir les raccourcis, connaissant ceux-ci : toutes les femmes bies n’aiment pas les plans à trois ! Ainsi la toute jeune Roxane : « J’avais vraiment très envie de voir comment c’était avec une fille. Je n’avais jamais eu l’occasion. […] C’est vraiment pendant que j’étais avec lui que j’ai eu ma première relation avec une fille. Lors d’un plan à trois. Je rappelle que toutes les personnes bies ne font pas des plans à trois mais moi j’en fais.» Ou Georgette : « J’ai fait du triolisme avec une amie, mais c’était bien différent de ce qu’on attend d’un vrai plan à trois, puisqu’elle et mon copain, ils n’ont pas eu de rapports. » Le libertinage ou l’échangisme, permettant des échanges sexuels entre deux couples ou entre plus de trois personnes, a été plébiscité par deux enquêtées sur les douze femmes biologiques, plus les deux personnes assignées hommes. Son ancien compagnon bisexuel a entraîné Inès dans les clubs échangistes. Mais ils ne pratiquaient pas vraiment, ils regardaient plutôt. Inès s’intéressait surtout aux rencontres féminines. Puis elle s’est lassée, elle n’a pas apprécié l’aspect consommation sexuelle : « Trop en libre service » dit-elle. Et les relations entre femmes sont souvent fausses, voire contraintes : « Les femmes, moi il m’est arrivé qu’elles s’approchent de moi, qu’elles commencent à m’embrasser. Et on sent tout de suite quand c’est du cinéma, quand c’est pour attirer son mec… […] Une femme qui embrasse pour s’amuser c’est différent d’une femme où il y a vraiment un désir. C’est pas pareil. » Amanda a fait du libertinage avec son ancien compagnon bisexuel ; c’était vraiment basé sur la pratique, pas que sur le regard. Et elle m’a livré la même analyse qu’Inès sur ce milieu encore assez hétérosexiste. D’où les risques de la liberté sexuelle, à savoir l’exploitation de la sexualité féminine par la domination masculine.

Au-delà de ces modes d’interactions purement sexuelles, des connexions sentimentales à plusieurs existent aussi. C’est ce que l’on appelle le polyamour ou la polyamorie, et que l’on appelait auparavant la bigamie / biandrie, bien que ces unions ne soient pas forcément matrimoniales (interdites par le droit français). Ces relations se veulent égalitaires et respectueuses entre tous les partenaires. Le mot d’ordre est halte à la jalousie ! Les personnes polyamoureuses trouvent ces liens plus riches émotionnellement et philosophiquement que la sexualité de groupe, privée de la dimension sentimentale. Lors de mon étude, un nombre non négligeable d’enquêtées m’a révélé penser que l’on pouvait aimer deux personnes en même temps, pas forcément de la même façon, et cela, qu’elles aient vécu cette expérience ou non. Bien que ces relations multiples soient sans nul doute enrichissantes et gratifiantes, elles sont difficiles à contracter et à faire durer sur le long terme. Géraldine a cru craquer quand, déjà dotées de deux partenaires féminines avec qui elle avait réussi à mettre en place un fragile équilibre, son ancienne amie et sa nouvelle amie comme elle les appelle, elle est tombée en plus amoureuse d’un homme… Tout s’est écroulé : « Et donc moi j’ai dit je lâche tout le monde ! » Mais « J’avais le beau rôle dans l’affaire », me confie-t-elle, émue. Pourtant, Laurence, bisexuelle polyamoureuse y croit dur comme fer, malgré les difficultés diverses et variées. « Et on s’est dit que si on avait une relation à trois, on l’assumerait de se présenter à trois. Même en famille. […] Soit la famille l’accepte et on est à trois, soit on boycotte tout, on n’y va pas. A. est prêt à boycotter sa propre famille, s’ils n’acceptaient pas cette façon de vivre. Ce n’est pas négociable. » Pour elle, vivre avec une femme et un homme à la fois, en « trouple ou couple à trois », n’est pas un simple désir passager, c’est un besoin puissant. L’exemple de Laurence est assez unique dans mon panel, car il révèle une volonté affirmée de vivre en polyamorie, tandis que d’autres enquêtées ont eu des phases un tant soit peu polyamoureuses, sans que cela ait été considéré comme une condition absolue dans leur vie. La diversité des façons de concevoir l’amour, le couple et la sexualité parmi les personnes interrogées, comme nous l’avons vu, empêche donc toute généralisation abusive sur la bisexualité.

5 Coming-out : quelles révélations pour quelle visibilité ?

Le coming-out, ou le fait de se révéler à son entourage comme appartenant à une orientation sexuelle minoritaire, permet de visibiliser la bisexualité. Il se décompose souvent en plusieurs coming-out successifs, auprès des différentes sphères auxquelles appartiennent les personnes LGBTQIA+. Si les individus bisexuels manquent de visibilité, les couples bisexuels aussi, puisque rien ne distingue un couple bi de genre différent d’un couple hétéro et un couple bi de même genre d’un couple homo. Les bisexuelles interrogées dans mon étude ont globalement fait des efforts de visibilité, mais il est notable que celle-ci n’est jamais totale. Roxane : « Je ne le cache pas du tout. Je ne l’ai pas tatoué sur mon front non plus. » De l’une à l’autre, les expériences peuvent être très variées. Dany déplore ce qu’elle juge une sorte d’invisibilité forcée. Pour Géraldine, on est passé, du début à la fin de sa vie, d’une bisexualité cachée à une bisexualité affichée. Amanda est out presque partout, sauf au travail.

Certaines enquêtées, minoritaires, sont très peu visibles en tant que bies. Le rapport de Lune au coming-out est minimaliste. Militante bisexuelle, elle ne s’est révélée qu’auprès de contacts LGBTQIA+. Dans les autres sphères, elle invoque le respect de la vie privée : « Je n’ai jamais fait mon coming out auprès de ma famille, des collègues de travail, ou des voisins, car j’estime que la sexualité est quelque chose de privé et cela ne les concerne pas.Je n’aime pas non plus que l’on colle une étiquette sur moi. » C’est aussi un peu le cas de Georgette pour qui la révélation de sa bisexualité « C’est pas une question importante pour moi. […] Je n’ai pas besoin de faire ça. » Elle note qu’elle peut toujours se cacher entre guillemets derrière sa relation hétéro.Si ses amis proches savent qu’elle est bie, en revanche, sa famille l’ignore ; évangélistes et traditionnalistes qu’ils sont, ils ne comprendraient pas, se justifie-t-elle. « Déjà ils ne comprennent pas pourquoi je ne vais plus à l’Eglise. Et il y a des gens qui n’ont pas compris non plus quand j’ai déménagé en France avec mon copain sans être mariée

La majorité des autres enquêtées ont une parole plus libre sur leur bisexualité. Elles en parlent à leur entourage au fil de la conversation, sans forcément faire une déclaration officielle, mais sans le cacher volontairement. Marianne a fait son coming-out auprès de tout son entourage, sauf au travail. Se dire bie est pour elle un message de vérité pour elle-même et d’honnêteté envers les autres, mais aussi un acte politique, qui sert à montrer que les bi-e-s existent. Elle se révèle en parlant de ce qu’elle fait dans la vie, de ses activités dans l’association ou ailleurs dans la communauté. Sinon ses conversations seraient très restreintes, remarque-t-elle. « La seule personne à qui je l’ai dit en me posant devant et en disant : ‘’coucou je suis bisexuelle’’ c’est ma mère. Et elle m’a dit : ‘’mais chacun fait ce qu’il veut’’, en gros, et elle m’a pris dans ses bras, parce que je pleurais. […] Et j’avais peur de sa réaction. » Roxane l’annonçait un peu solennellement au début, mais à présent elle le dit un peu plus naturellement, quand il est question de son militantisme bi. « C’est un bon moyen d’éloigner des homophobes, c’est un avantage non négligeable ! » dit-elle en plaisantant. Les gens de sa connaissance, sa famille, ses amis et ses connaissances lycéennes et étudiantes, ont plutôt bien pris son annonce, même si quelques-uns peuvent avoir l’air surpris. Dany procède de cette façon également : « J’en parle sans problème si la discussion tombe sur le sujet, mais autrement je suis discrète par mon caractère. » Le savent ses partenaires, certains amis et certains collègues de travail, mais pas ses parents qui sont distants envers elle.

La sphère du travail est taboue pour la plupart des enquêtées. Léna a fait une révélation générale, excepté dans la sphère professionnelle, d’autant plus qu’elle travaille sur un terrain assez peu LGBT friendly. C’est aussi le cas d’Amanda : ses parents ont accepté la situation (elle n’a jamais imaginé qu’ils la rejetteraient) ainsi que le reste de ses connaissances. Inès a parlé de sa bisexualité à sa famille dont les réactions ont été mitigées entre son père ouvert et sa mère qui l’était moins ; elle l’a annoncé à ses partenaires, à ses amis, mais pas au travail : « Pourquoi le dire au travail ? Partant du principe que déjà dans un entretien d’embauche on m‘a demandé si j’avais des enfants ; je trouvais qu’on n’avait pas le droit de me demander ça. Donc si on me demande si je suis hétérosexuelle, c’est :‘’allez vous faire voir, de quoi je me mêle ! ‘’ » Alice, par contre,est une des rares à avoir pris le risque de faire son coming-out au travail, suite à une remarque lesbophobe d’une collègue, qui a changé d’avis sur les lesbiennes grâce à elle et à ses arguments tolérants : ensuite, dans ses emplois suivants, il n’y a plus eu de problèmes. Le coming-out bi expose la personne qui se révèle dans sa non-hétérosexualité et sa non-homosexualité à la biphobie, car les réactions de l’entourage peuvent être aussi bien positives que négatives ou mitigées.

6 Des épisodes de biphobie :

La biphobie est une attitude d’hostilité, de discrimination envers les bisexuel-le-s et la bisexualité, dérivant de l’homophobie, qui est définie comme telle à l’encontre des homosexuel-le-s par le dictionnaire. La biphobie envers les femmes mêle sexisme, rejet envers les composantes homosexuelles ou hétérosexuelles de la sexualité, ainsi qu’envers d’autres caractéristiques propres à la bisexualité. Outre ces stigmatisations biphobes, deux femmes biologiques sur douze dans mon panel ont vécu des violences sexuelles, mais elles ne sont d’aucun rapport avec la bisexualité des enquêtées : ce sont des agressions qu’elles ont subi l’une adulte, l’autre enfant, car appartenant au sexe féminin.

La bisexualité niée en tant qu’orientation sexuelle :

Une des formes de la biphobie est que celle-ci se manifeste par le déni ou la minimisation de la bisexualité : elle peut être jugée inexistante, ou considérée soit comme une sexualité de transition vers l’homosexualité ou un refoulement, soit comme une erreur de jeunesse entorse à l’hétérosexualité ou un effet de mode, ou enfin comme une incapacité à choisir assimilée à une immaturité psychologique. La sociologue Catherine Deschamps ouvre son ouvrage fondamental sur la bisexualité, Le Miroir bisexuel, par la réfutation du préjugé comme quoi « La bisexualité, ça n’existe pas ! » Plusieurs enquêtées ont été confrontées à cette négation de la bisexualité comme véritable orientation sexuelle. Mandala a vécu un épisode de biphobie dans le milieu lesbien, qui est symptomatique de la vision de la bisexualité transitionnelle qu’ont certaines lesbiennes : « Tu es la chrysalide pas encore devenue papillon » lui a-t-on dit.Elle n’a pas vraiment apprécié la métaphore ! Un des principaux stéréotypes envers les bi-e-s est donc qu’ils n’auraient pas assumé leur homosexualité, qu’ils seraient des homosexuel-le-s refoulés. Or la différence est là : si les lesbiennes doivent pouvoir s’accepter en tant que lesbiennes, les bisexuelles doivent pouvoir s’assumer en tant que bisexuelles. Amanda, elle, a été confrontée au préjugé de la ‘’mode bie’’ : « Ma mère, quand je lui ai révélé que j’étais bie, elle ne l’a pas mal pris. Mais elle m’a quand même sorti que c’était à la mode, d’un air de dire, ce n’est pas sérieux… » Derrière il y a l’espoir d’un ‘’retour dans le droit chemin’’, entre guillemets, c’est-à-dire l’hétérosexualité. Ne considérer la bisexualité que sous l’angle d’une certaine mode médiatique (plus pour les femmes, mais pas pour les hommes) est équivoque : qui dit à la mode, dit démodé, car les modes changent. D’ailleurs, je doute que la bisexualité soit vraiment à la mode. La mode qu’on nous fait comprendre qu’il faut suivre, c’est encore et toujours l’hétérosexualité ! Aux bisexuel-le-s, on impose un choix, entre les hommes et les femmes, l’hétérosexualité ou l’homosexualité. Or pour les bisexuel-le-s, cette injonction au choix obligatoire est insupportable. Ils et elles ne veulent pas choisir. Des enquêtées, ont été exposées à cette injonction au choix, comme Laurence, dans une conversation avec son fils : « ‘’Mais maman, tu ne peux pas te marier avec un homme et une femme. Tu dois choisir ». Et voilà la norme implacable qui revient au galop dans ma propre vie, de mon propre fils, alors que moi je m’efforce de faire sauter les verrous. »

La bisexualité dénoncée comme une composante de l’homosexualité :

La biphobie se caractérise beaucoup par la stigmatisation de la part d’hétérosexuel-le-s : cette biphobie est un calque de l’homophobie avec des causes et des conséquences similaires, intervenant dans le cadre familial mais aussi dans de nombreux autres contextes (cercle amical, travail, espace public, Internet, etc.). J’appelle biphobie le rejet envers une personne bie, qu’elle que soit la raison, même quand c’est la composante homosexuelle de sa sexualité qui est en cause. C’est certes de l’homophobie, mais la biphobie intègre justement une part d’homophobie dans sa définition, tout comme la bisexualité implique une part d’homosexualité. Géraldine a vécu beaucoup de phobie dans sa famille, de la part de sa mère, et de ses frères et sœurs. Vu l’âge de l’enquêtée, 50 ans, nous pouvons expliquer ce phénomène par un effet de génération, les anciennes étant moins sensibilisées à l’égard de la diversité sexuelle que les nouvelles. Elle explique avoir 30 ans de non-dits dans sa vie. « Après moi chez moi c’est de l’homophobie tout court dans ma famille. » C’est surtout avec la mère que la bisexualité de la fille coince dans la famille, mais pas que. Toutefois, après un certain temps, les mères finissent généralement par s’y faire. Ici l’exemple de Léna, dont la mère a déclaré lors du coming-out de sa fille : « Si tu es perdue, va voir un médecin ». Depuis la mère a regretté cette phrase malheureuse. Et le contre-exemple de Marianne, dont la mère a répondu à son enfant : « Mais chacun fait ce qu’il veut ». Et c’est bien vrai !

Dans le cas de la biphobie, il faut noter le rejet de potentiels partenaires, comme en a rencontré Marianne : « … au moment où je lui ai dit que j’étais bie : ‘’Ah bon et ça veut dire quoi ? ça veut dire que tu vas sortir avec une fille et un garçon en même temps ? ’’, des trucs comme ça. » Cet homme hétérosexuel ne l’a plus jamais rappelée. Dans le cercle amical, il y a parfois de la biphobie. Inès a été traitée de « brouteuse » par un homme hétérosexuel de sa connaissance. Pas très sensibilisée aux questions de biphobie, ça l’a réveillée ! Mandala, après avoir déclaré sa bisexualité à une amie hétérosexuelle, s’est vu rétorquer : ‘’Je ne suis pas intéressée’’ : l’amie croyait que Mandala lui faisait des avances, alors que ce n’était pas le cas… Léna a eu des remarques biphobes et homophobes de la part de copains qu’elle dit un peu machos. Roxane, 20 ans, elle, rit. Elle n’a pas vécu de biphobie auprès de ses amis pour une simple et bonne raison : ils sont presque toutes et tous bi-e-s. Elle juge avoir toujours évolué dans un environnement tolérant, familial, amical ou étudiant. Par contre, elle a remarqué beaucoup de biphobie sur Internet, venant d’hétéros et d’homos, et ça l’a blessée.Internet, à cause de l’anonymat, serait le premier contexte d’homophobie et de biphobie, selon l’association SOS Homophobie qui répertorie les témoignages. Enfin, des enquêtées ont dû gérer des épisodes anxiogènes de phobie dans l’espace public, où se mêlent homophobie et sexisme. Les filles notent le regard pervers de certains hommes, quand elles ont des gestes de tendresse avec leur copine en public.

La bisexualité condamnée comme une trahison envers l’homosexualité :

D’une part, beaucoup de lesbiennes excluent les femmes bies lors des rencontres amoureuses, par crainte d’être trompées ou quittées. L’exemple de Lune est parlant : « C’était une ‘’butch’’ (lesbienne masculine), une joueuse de basket-ball et ma camarade de chambre à la fac. J’ai été rejetée à cause du fait que j’ai eu des copains : ‘’T’es bie ? Alors il vaut mieux aller chercher quelqu’une sur le forum de discussion destiné aux bi-e-s.’’ » ; « A ce moment-là je me suis sentie exclue, blessée et humiliée, car elle a parlé de la bisexuelle avec un ton méprisant, comme si c’était un être bizarre, marginal. » Laurence a vécu de la biphobie de la part de lesbiennes  sur des sites de rencontre: « On m’a dit : ‘’Tu es bie, passe ton chemin’’. Ou alors : ‘’Je suis biphobe et je l’assume’’. D’ailleurs, je vais le déclarer à SOS Homophobie. »

D’autre part, la biphobie venant de certains individus homosexuels a pour leitmotiv une accusation de trahison. Des gays et des lesbiennes ont en effet développé la métaphore de la lutte, de la guerre, entre les sexes, les genres et les sexualités. Saisis entre deux identités rivales, les bisexuel-le-s n’auraient pas choisi leur camp. Pourtant, ils en ont déjà un, celui de la bisexualité !Les homos accusent souvent les bi-e-s de « jouer les hétéros », ce qui consisterait à éviter la visibilité LGBT, avec ce qu’elle peut impliquer de rejet, afin de se faire mieux accepter par la société. Ils les soupçonnent aussi de profiter des avantages réservés aux couples de sexe différent, en ce qui concerne les droits de la famille. Ce reproche ne s’applique bien sûr qu’à celles et ceux qui sont dans une union formée d’un homme et d’une femme. Or certains bi-e-s sont en couple de même sexe / genre. Et d’autres bi-e-s en couple de sexe / genre différent sont sortis du placard. Roxane me fait part de ses découvertes désagréables sur les réseaux sociaux LGBT : « Là tout y passe : traître à la cause ; on n’est pas des gens en qui on peut avoir confiance… » Dany déplore le manque d’ouverture et de compréhension des homosexuel-le-s hommes et femmes envers elle, bie en couple hétérosexuel : « En général, les lesbiennes ont tendance à diminuer l’importance de ma relation avec mon mari comme s’il s’agissait d’un masque. Si une femme me tient ce discours, je perds pas mal d’estime envers elle. » Cette accusation de trahison n’est pas sortie ex nihilo. Elle est issue d’un conflit au sein du mouvement féministe, en 1980, qui a opposé le gros des troupes féministes aux lesbiennes radicales ; ces dernières, inspirées du livre La Pensée straight de Monique Wittig, ont accusé les femmes ayant des rapports avec des hommes de collaboration avec l’ennemi. C’est une raison pour laquelle les bisexuelles ont été longtemps mal vues, voire exclues, dans les collectifs lesbiens. Léna a révélé que des homosexuels hommes pouvaient aussi témoigner du rejet envers les femmes bisexuelles, comme l’ont fait ses oncles gays. En résumé, si guerre il y a, elle ne se joue pas entre homos et hétéros, mais entre défenseurs et détracteurs de l’égalité des droits, ce qui n’est pas identique. C’est ce que j’ai constaté en interrogeant les bisexuelles sur leurs opinions politiques vis-à-vis des droits des personnes LGBTQIA+.

7 Vers une position politique pour la bisexualité :

Prendre conscience de sa bisexualité ou de sa pansexualité a été parfois une expérience douloureuse, car c’est non seulement comprendre que l’on n’est pas dans la norme dominante, mais aussi que l’on peut être victime de rejet de la part d’hétérosexuel-le-s et d’homosexuel-le-s, et surtout que l’on n’a pas les mêmes droits que les autres, du moins avant la loi de 2013 sur le mariage et l’adoption pour tous et avant celle de 2021 sur la PMA pour toutes. Marianne a d’abord réagi de manière négative à la prise de conscience de sa bisexualité, car c’était aussi la prise de conscience de toutes les inégalités entre les hétéros et les autres « Car c’est à ce moment-là que j’ai réalisé que oui je pouvais passer ma vie avec une femme et que oui ça pouvait être difficile, et oui je pouvais subir de l’homophobie, et oui je pouvais ne pas être acceptée, et oui je ne pourrais pas me marier car à l’époque ce n’était pas proposé. » Roxane a réagi de la même manière. J’ai demandé aux personnes interviewées ce qu’elles pensaient de la discrimination envers les bisexuels-le-s. Les avis sont quasi unanimes : les bi-e-s sont discriminés auprès des hétérosexuel-le-s et des homosexuel-le-s à la fois, c’est-à-dire qu’ils et elles subissent une double peine. Roxane pense que « On a toute une part de discrimination en commun avec les G et les L. Tout ce qui est le mariage, l’adoption. En gros les bi-e-s subissent la lesbophobie, la gayphobie. Tout le package homophobie on l’a. Et les discriminations spécifiques aux bi-e-s. » Georgette apporte une nuance : « Dans le milieu LGBT, peut-être qu’on va être plus discriminées par les femmes lesbiennes. Alors que dans la société en général, les femmes lesbiennes ou trans elles sont beaucoup plus discriminées que nous. Puisque nous, surtout en couple hétéro, on peut se cacher dans la société. Pas qu’on veut se cacher. »

J’ai questionné les enquêtées sur leur propre visibilité, à travers le coming-out, mais aussi sur leur opinion quant à l’invisibilisation des bisexuel-le-s dans la macro-société et dans la micro-société LGBTQIA+. Les réponses convergent pour conclure que oui, les bi-e-s sont bel et bien invisibles. « Tu penses que les bisexuel-le-s sont encore invisibilisés ? » demandai-je à Roxane. « Vraiment. […] » Elle rappelle que parmi les personnages historiques, littéraires ou cinématographiques, les personnes ayant ou ayant eu des relations avec le même genre sont supposées homos et jamais bies, ce qui est vrai dans la vie aussi.La bisexualité souffre d’un manque de visibilité collective : les bisexuel-le-s passent pour très peu nombreux, alors qu’ils sont en réalité très peu visibles. L’absence de communauté bisexuelle, à l’opposé de la communauté gay et lesbienne, est révélatrice. Seuls des groupes bis, avec l’association Bi’Cause à Paris et l’association Bi-Visible à Toulouse, qui ont un nombre d’adhérents plutôt faible non représentatif de l’ensemble des personnes bisexuelles, se mobilisent pour la visibilité. Les associations LGBTQIA+ pluralistes permettent plus ou moins bien l’expression de l’identité bie. Marianne : « Clairement dans le milieu LGBT les B et les T sont laissés pour compte, la plupart du temps. » Inès, une exception dans le lot, n’est pas pour la visibilité à tout prix. Pour elle, c’est au feeling. « De quel droit on obligerait quelqu’un [à se dire bi] ? » me demande-t-elle ; et je lui rappelle que l’on n’oblige personne. Par rapport à la visibilité collective, elle se demande à quoi cela sert de militer pour le droit d’aimer en tant que bi, dans le sens où tout le monde a le droit d’aimer, les hétéros aussi.

Face à la discrimination et à l’invisibilisation des bisexuel-le-s auprès des monosexuel-le-s des deux bords, la création d’associations et plus généralement de réseaux sociaux bisexuels a été indispensable. Il a fallu attendre 1995 pour que le premier Groupe Bi, qui est devenu Bi’Cause en 1997, voit le jour à Paris. Le collectif a pu recueillir certains bisexuel-le-s déroutés et potentiellement rejetés dans d’autres structures. Il en a aidé d’autres à s’affirmer comme bi-e-s et à mieux comprendre leur ressenti. Toutes les enquêtées sauf une avaient déjà été en contact avec Bi’Cause. Georgette, elle, ne connaît pas les associations bisexuelles, mais serait intéressée pour y aller une fois de temps en temps, pour participer, pas militer. Pour Laurence, le collectif a été crucial dans sa vie : « A travers Bi’Cause c’était la preuve de l’existence de la bisexualité et ce simple fait avait aidé à ma construction. Nous existons, la bisexualité existe. Je ne suis pas la seule ainsi, je ne débloque pas dans ce monde hétérocentré. » SelonRoxane, il est incontournable pour les bi-e-s : « Franchement quand je suis arrivée, je n’y croyais pas trop à ces groupes-là ; et maintenant je pense que c’est vraiment important. Ne serait-ce que parce qu’il y a des gens qui ne se sentent pas forcément à l’aise. Les bi-e-s peuvent être très effacé-e-s au sein des groupes LGBT. » Elleinsiste sur cette idée de se construire une forme de communauté bisexuelle. L’objectif, pour elle et les autres militants, c’est de marcher vers une société où tout le monde pourra s’accepter et se faire accepter dans son sexe, son genre, son orientation et son identité sexuelle.

Les opinions sur la loi pour le mariage et l’adoption pour tous et sur une loi en faveur de la procréation médicalement assisté pour toutes les femmes (PMA), non encore votée en France au moment de l’enquête entre 2015 et 2017, révèlent la concordance militante et politique des femmes interrogées. A l’exception d’une, la plus âgée, toutes sont favorables aux deux lois. Cela prouve que les bisexuelles identitaires sont solidaires des femmes lesbiennes et célibataires dans leur combat pour accéder à la parentalité, qu’elles sont favorables à l’égalité de toutes et tous. De plus, elles sont elles-mêmes concernées par ces lois, soit qu’elles soient dans un couple de même sexe, soit qu’elles envisagent cette possibilité à l’avenir. Dany : « Oui, je trouve la loi une belle avancée et je suis d’accord avec la PMA. » Georgette : « Pour moi ça ne pose aucun problème, et il faut que tout le monde ait le droit de se marier ou de ne pas se marier. Qu’ils fassent comme ils veulent. […] Et je ne comprends pas pourquoi ça pose problème aux gens. Vraiment c’est un truc personnel. » Marianne pointe néanmoins les insuffisances de la loi validée en 2013 : « C’est cool je trouve. […] Mais je trouve que c’est pas suffisant, qu’il manque encore des tas de choses. Notamment la PMA, la réforme de la filiation. » Les arguments d’Inès qui sont mitigés par rapport à la loi mariage relèvent d’une position un peu surannée qui a été en général abandonnée dans les milieux LGBTQIA+. Inès : « C’est mon côté entre deux. D’un côté oui s’il y a un droit pour les uns il faut qu’il y ait un droit pour les autres. Mais quand même. Est-ce qu’on ne pourrait pas revendiquer de casser le mariage plutôt que d’être pour le mariage pour tous ? Pourquoi vouloir à tout prix rentrer dans le moule ? » Elle n’est pas trop pour la PMA, poursuit-elle. L’idée de l’enfant à tout prix lui déplaît. « Mais le droit à l’enfant je trouve qu’on n’en a pas ; ça serait plus le droit de l’enfant dont il faudrait se préoccuper. » De plus, un enfant a le droit de savoir d’où il vient, ajoute-t-elle. Pourtant la loi PMA est enfin passée, et nous nous en félicitons !

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